Je vous ai déjà parlé de ces boîtes à livres dans lesquelles je me ravitaille, principalement en livres de poche antiques qui remplacent à peu de frais (juste la peine d’aller jusque là) ceux qui se sont égarés à la suite de séparations, de déménagements ou de prêts.
Je viens de terminer aujourd’hui “Le Rendez-vous de Bruges”, un roman d’Armand Lanoux qui probablement ne doit plus être connu que des vieux croûtons ou des hyperspécialistes de la littérature française du XXème siècle. Ceux-là savent qu’Armand Lanoux eut son heure de gloire. Il décrocha le Goncourt en 1963 avec “Quand la Mer se retire”, le seul Goncourt que j’aie jamais lu avant qu’il reçoive le prix. Si mes souvenirs sont bons, je l’avais acheté dans une librairie française à Beyrouth durant l’été 63. Par la suite, Lanoux lui-même eut son couvert chez Drouant (je ne désespère pas, mais il est temps que je m’y mette). Le thème majeur qui traverse l’oeuvre écrite de cet auteur, qui fut aussi peintre et réalisateur à la RTF quand la télévision française était naissante, c’est la guerre, perçue comme une maladie de l’âme de ceux qui l’ont faite, bon gré mal gré. Le rendez-vous est antérieur à la mer mais l’édition en poche que j’ai retrouvée date du 2ème trimestre 1965. J’ai sursauté en voyant la couverture – qui dira le charme de ces aquarelles ou de ces gouaches anonymes qui faisaient la couverture? Eh bien moi, en fait – parce que des souvenirs en caravane ont immédiatement défilé dans ma tête.
C’est un bon livre, un roman comme on n’en fait plus, d’une certaine façon, et qu’un critique truffaldien pourrait critiquer en attaquant la sclérose de la qualité française. Pourtant il y a une vraie histoire, de vrais personnages et de vraies questions. Il ne s’y passe pas grand-chose, c’est plutôt une interrogation sur le passé qu’on ne peut s’empêcher de revivre et qui n’était pas tel qu’on le pense, qu’on le veut ou qu’on l’imagine. L’intrigue se passe dans un hôpital psychiatrique non loin de Bruges – en Flandre donc. De son passé de peintre, Lanoux garde une capacité de décrire certaines scènes de façon picturale (je n’ai pas dit pittoresque), mais aussi une grande admiration pour la peinture dite flamande, Memling, Bosch, Bruegel, Ensor ou Delvaux, par exemple, et ce n’est pas par hasard qu’il a choisi la Flandre de 1956 comme cadre à son roman où l’on flirte avec la folie.
Moi, j’aime, malgré parfois quelques petites descriptions inutiles et un goût du pittoresque, aussi (cette fois pas du pictural), qui fait dériver le livre vers une sorte de grand reportage. Avec talent, n’empêche, et parfois avec acuité. Je vous mets une citation. Le héros et sa femme viennent de se promener dans Bruges et ont croisé, à côté d’un magasin de dentelles et d’une boucherie, une entreprise de pompes funèbres où des cercueils capitonnés semblaient dire “mourez, certes, mais confortablement”. Ils touchaient là le mystère des Flandres: le cercueil verni à côté des poulardes, la spiritualité des martyrs à côté des servantes épanouies, le piano du ciel près de l’orgue Hammond, le silence et le tumulte, la paix et la kermesse. Mystérieux, mystérieux peuple, bambocheur et secret, distingué et grossier, propre et scatologique, peuple pensif et braillard qui pousse ses avant-postes jusqu’à la Somme.
Elle était comme ça, la Flandre, en 1956, et le jeu du français et du flamand qui s’y jouait, et qui est très bien décrit, doit apparaître bizarre aux observateurs d’aujourd’hui. Mais moi, c’est “à demain” que je vous dis.