Aujourd’hui, toute une nouvelle, Messieurs Dames! Illustrée par ce “Rêve de l’araignée” dont il y sera question.
A demain.
Folie colorée sur fond trop sage
2015
J’ai commencé à peindre parce que je
voulais, très modestement, que mes enfants se souviennent de moi.
Pour la peinture, j’ai renoncé à l’écriture. Cette part
d’immortalité était trop aléatoire. Un succès, bien sûr, fait
plaisir, arrondit le compte en banque et fait naître le sourire sur
le visage des héritiers. Mais le livre, assoupi dans un rayonnage de
la bibliothèque – lequel, encore ? – ne sera réveillé par
personne, alors que le tableau, lui, pend au mur et forcément, on
passe devant, on le voit même si on ne le regarde pas, et en plus,
si, on le regarde, un rayon de soleil qui s’y attarde suffit.
Mes enfants diront fièrement à leurs
petits-enfants : c’est mon père, ton arrière-grand-père, qui
a peint ça ! Ils verront mes tableaux alors même qu’ils ne
sauront pas encore lire. Un livre, ils s’entendraient en dire :
« Tu le liras plus tard, ce n’est pas de ton âge »,
voire même, au fil des générations : « Bon, c’est un
peu daté, c’est écrit d’une manière qui va t’apparaître comme
passée, mais ce n’est pas si mal, tu verras ».
Fatalement, le bouquin va les barber.
Les personnages seront ridicules, l’intrigue, incompréhensible et le
style exhalera une violente odeur de naphtaline. Ils seront
probablement bien fiers de dire, d’un ton un peu détaché, « oui,
mon arrière-grand-père était écrivain, il avait du succès, de
son temps », mais voilà, ce temps, c’était la charnière des
XX et XXIèmes siècles, et eux ils vivront dans le dernier quart du
XXIème siècle.
D’accord, le tableau risque de ne pas
leur plaire. Enfin, le, je veux dire, les : j’en peins assez
pour qu’il y en ait chez chacun d’entre elles et d’entre eux, même
si nous sommes prolifiques. D’abord ils auront le choix et choisiront
donc celui qui leur plaira sinon le mieux du moins bien. Ils
passeront devant et penseront à moi. Mon fantôme viendra les
chatouiller d’un petit coup de pinceau derrière l’oreille. Parfois
ils souriront et diront : « C’est beau, tout de même ».
Mes tableaux se vendent bien. Malgré
la crise, des musées et d’importants collectionneurs m’en achètent ;
je suis une valeur refuge.
Je n’aime pas peindre. J’aime mieux
écrire. C’est mon secret. L’aîné de mes quatre fils, qui est
perspicace, m’a un jour demandé si je ne regrettais rien, dans ma
vie, si par exemple je n’aurais pas préféré être musicien…
Le village où je suis né a fait poser
une plaque sur la maison de mes parents. Je suis célèbre. On me
questionne, on m’interroge. Je fais semblant de répondre de manière
hésitante ; je refuse d’être précis. J’entoure de flou, pour
faire mystère. « Ou alors écrivain, papa ? Je t’aurais
bien vu en écrivain. »
Je peins de grands tableaux abstraits ;
je ne dessine pas très bien. À une autre époque, il aurait bien
fallu que j’écrive ou que je chante. J’aime mes tableaux, n’allez
pas croire que je n’aime pas ce que je fais ; mes tableaux sont
lumineux, orange, bleu et noir, ou parfois, vert, jaune et ocre. Je
n’aime pas peindre, c’est différent. La toile blanche me fait peur
alors qu’aujourd’hui, la page blanche de l’écrivain n’existe même
plus. Il est devant son écran, il y a plein d’indications ; il
peut effacer sans tache une page entière. Si je n’aime pas le trait
bleu que je viens de mettre, quelle galère ! Je l’efface à
l’éponge, il se dilue ; j’attends qu’il sèche et je le
surcharge, il apparaît par transparence. Le mieux est de l’intégrer
tant bien que mal. Peindre, c’est feindre de commander au bordel
ambiant, c’est feindre d’organiser des événements qui nous
dépassent.
On m’engueule parce que je donne des
titres poétiques à mes œuvres. « Le rêve de l’araignée ».
« Le soleil noir de la mélancolie ». « Réminiscences
africaines ». Non : ça tue l’imagination des autres. Il
faudrait titre : « Bleu, orange et noir numéro 7 ».
Mais moi, « Méditerranée en mai » et je rêve ;
« Sans titre » et je fuis !
Je suis trop vieux, à présent.
Certains trouvent déjà que « je fais joli ». C’est une
critique, c’est une injure même. Tant d’artistes ont peur de faire
joli ! Vendre, d’accord, mais on a sa fierté ; quand on
apprend que « Le marécage de l’Indien » est vendu parce
qu’il est vert bleu et qu’il ira bien dans le salon, ah ça non !
Eh bien moi si. J’aime que l’on m’intègre dans des harmonies
modestes, celles des salons ou des couloirs des maisons d’ici et d’un
peu plus loin.
Je fais joli. C’est plus facile que
faire du beau, je vous l’accorde. Un énorme tableau de trois mètres
soixante sur deux mètres quarante (je voulais faire le 24×36 de mon
enfance). Je vais vous le décrire avec des mots. Imaginez que le
coin supérieur gauche soit noir, très noir, un noir très profond
qui s’estompe un tout petit peu et qui amène un ocre passant à
l’orangé. Le tableau est rythmé par des segments de droite
perceptibles à de petites nuances dans la couleur ; elles
penchent de plus en plus vers le côté inférieur gauche, créant un
effet de spirale. Le noir est présent dans les deux tiers supérieurs
du tableau mais plus on se dirige vers le bas du tableau, plus le
noir se resserre à gauche ; à droite, au contraire, c’est très
clair, ocre, avec des réminiscences d’orange et de jaune, quelques
gouttes déposées puis aplaties. Je peins à l’acrylique. Parfois
très vite, parfois très patiemment.
Ah, il ne faut pas dévoiler ses
recettes! Pourtant, c’est vrai, j’ai horreur qu’on me regarde
peindre ; peut-être parce que je crains qu’on se rende compte
que j’ai horreur de peindre. Mais si je dis ma manière de concevoir
la toile, là, j’aime les mots. Je forme le projet, dans le coin
inférieur droit du tableau, de faire sortir une ligne orange avec un
liseré vert émeraude, sorte de folie colorée sur le fond ocre pâle
trop sage. « Folie colorée sur fond trop sage » :
ça va me réconcilier avec les tenants de « Sans titre »,
ça.
Au dos de ce tableau, entre la toile et
le bois du cadre, j’aurai inséré ce petit texte. Un jour, vers
2085, on dépendra le tableau pour le faire restaurer, par exemple,
et un de mes arrière-arrière-petits-enfants lira ce texte. Je lui
donne un conseil : qu’il
2088
– Non, je n’arrive pas à lire la
suite, c’est obscurci par une sorte de ligne noire, on dirait de
l’encre, une tache d’encre mais régulière, regardez…
– En effet. Vous dites que cette toile
vous vient de votre aïeul ? Vous savez que sa cote n’est plus
très élevée, aujourd’hui. C’est un peu dépassé, quoi, hors de
mode. Puis le tableau est un peu abîmé.
– Normal, il est tombé. C’est pour ça
que je vous demande de le restaurer, enfin, surtout le cadre. La
peinture n’a pas trop souffert.
– Mais elle est très sale !
– Je sais. Ce tableau était au
grenier. Il y a des dizaines d’années qu’on l’y avait oublié. Vous
comprenez, il n’a pas un format très pratique… Difficile à pendre
à un mur, c’est le mur entier à lui tout seul !
– Vous auriez dû le vendre vers 2040.
Il venait de mourir et une toile comme ça, ça partait facilement à
450, 500.000 euros…
– Ce n’est pas grand-chose !
– Aujourd’hui, non. À l’époque, tout
de même…
– Je n’étais pas né. Et aujourd’hui ?
Ça vaut combien ?
– Je ne sais pas. Bien restauré, trois
millions, peut-être, mais il faut trouver un amateur. Vous savez,
ces riches originaux du centre de l’Afrique qui construisent de
grandes villas meublées avec des meubles Ikea originaux du début du
siècle…
– Trois millions ! C’est peu !
– Vous n’en avez pas d’autre ?
– Non, dans ma famille, tout le monde a
vendu, fin des années trente, début des années quarante, comme
vous l’avez dit. Mon grand-père disait qu’il en avait ras les yeux
de passer sans arrêt devant les mêmes tableaux. Notez, je le
comprends mieux, à présent, mon grand-père. Le sien voulait
vraiment imposer la vue de ses tableaux à ses descendants.
– Bien. Je vous le restaure ? Et
je vous cherche un acheteur ?
– D’accord.
– Et le papier du papy, là, vous le
gardez ?
– Oui, je vais le faire encadrer. Je le
trouve assez touchant, finalement, l’ancêtre. Avec l’argent de la
vente, je vais acheter une belle bibliothèque. Il aurait mieux fait
d’écrire, au fond.