Le 24 janvier 1965, peu avant une heure
du matin, mon père, Paul Rebuffat, est mort dans mes bras. Ma mère
m’avait réveillé pour l’aider à le ramener de la salle de bains
jusque dans leur chambre ; il ne se sentait pas bien, il n’avait
pas la force de marcher. Elle avait déjà appelé le cardiologue, un
ami de la famille, mais quand celui-ci arriva, très vite, il ne put
que confirmer ce que j’avais déjà compris : mon père était
mort. Mort à 45 ans d’un infarctus du myocarde.
J’ai bien dû, et avec moi, le reste de
la famille et du monde, m’en accommoder. Je venais d’avoir dix-sept
ans et j’avais entamé des études de chimie, les mêmes que celles
qu’il avait faites, à l’ULB. Sur le chemin de l’université, quand
nous étions allés m’inscrire, Papa m’avait dit : « Es-tu
bien sûr de vouloir faire la chimie ? Je te vois mieux en
histoire. »
Bien plus tard, à quarante ans,
placardisé une première fois au journal, j’ai fait l’histoire, en
effet, mais, Papa, je n’ai jamais regretté ma formation scientifique
parce qu’elle a assis ma vision du monde sur des savoirs solides et
variés. Je dois à mon éducation – et j’ai tenté de la
transmettre à mes quatre enfants – l’idée qu’il fallait être
polycurieux, que la science ne dispense pas de l’orthographe et que
la culture n’est pas complète si l’on ne sait pas comment naît
l’univers et fonctionne la cellule. Tu écrivais très bien,
d’ailleurs, Papa, de ta belle écriture bien régulière et tu aimais
laisser dans un carnet des petites notes ou des citations qui te
plaisaient. Tu disais : « Atteindre un équilibre est
primordial en tout. Applicable au beau, au vrai, à l’amour ».
Ta vie a été courte mais bien
remplie, Achille préférant aux longs jours mornes la brièveté
d’une existence trépidante. Aujourd’hui, ton mode de vie te vaudrait
bien des gronderies de la part des médecins. Tu fumais comme une
cheminée, tu aimais la guindaille et tu pratiquais un métier
stressant. Aujourd’hui, on t’ordonnerait d’arrêter de fumer, on te
ponterait et on te dirait de moins forcer sur la troisième mi-temps
des matches de basket-ball où ta grande taille t’avantageait. Mais
voilà, pas de chance, chez les Rebuffat : on naît parfois un
peu trop tôt, comme ton frère Jean, dont je porte le prénom, mort
à 18 ans d’une infection aux reins que les antibiotiques auraient
enrayé dix ans plus tard. Ou comme ma sœur Michelle, née second
enfant rhésus positif d’une mère rhésus négatif trois ans avant
que l’on découvre le facteur rhésus et que l’on se mette à
comprendre pourquoi naissaient tant d’enfants infirmes moteurs
cérébraux qu’on évite si aisément à présent.
Tu n’as pas connu tes petits-enfants,
forcément, pourtant, tu en as eu dix ; même Michelle, pour
laquelle tu te dévouais tant, eut trois fils dont l’un, hasard des
chromosomes, ressemble étonnamment à ton frère Jean, à en juger
par les photographies. C’est que tous les trois, moi-même puis
Dominique puis Michelle, nous avons trouvé que malgré toutes ces
épreuves, la vie était formidable.
La tienne, pourtant, faillit se
terminer encore plus prématurément. En 1941, tu poursuis tes études
de chimie à l’ULB mais l’université ferme, refusant de se soumettre
aux diktats de l’occupant nazi. Tu es président du Cercle des
Sciences et les présidents des cercles facultaires étudiants comme
les professeurs qui présidaient les facultés sont arrêtés et
emprisonnés à Huy. Otages des nazis… L’université ne plie pas,
on craint le pire, mais le chantage n’ayant pas eu d’effet et
l’occupant désirant encore, en 1941, faire bonne figure, tu seras
relâché, avec tes compagnons d’infortune, au bout de quelques
terribles semaines dont tu ne voulais pas vraiment parler mais qui te
marquèrent à jamais… Quand tu fus interrogé par le chef de la
Gestapo, un factotum vint te dire que ce colonel allait avoir
l’honneur de t’entendre et, crâneur, superbe et ô combien Rebuffat,
tu lui répondis : « Tout l’honneur est pour moi ».

La famille Rebuffat à Alger au début des années 1920. Mon père Paul est debout sur la chaise, à gauche. Il pose la main sur sa tante Valentine. Les moustaches appartiennent à mon arrière-grand-père Édouard, qui fut directeur à la poste d’Alger. Jean, mon oncle défunt, se penche vers son grand-père. À côté de lui, sa sœur Danielle, l’aînée, et derrière celle-ci, l’autre sœur de mon grand-père, Jenny. La dame a l’air sévère était mon arrière-grand-mère, Maria Schilling devenue Marie quand ses parents émigrèrent en Algérie. Mon grand-père Émile, le Dr Rebuffat, est debout derrière sa mère et à côté d’elle, il y a Charles, le frère jumeau de mon père, sur les genoux de ma grand-mère, née Félicie Garcìas. La photo faisait rire mon père. Les photos de famille se prenaient chez un photographe qui était surnommé “Trombinoscopanorama”. Je n’ai jamais connu mes arrière-grands-parents ni Jean mais tous les autres, que j’ai aimés, sont morts, mes grands-tantes Valentine et Jenny et ma tante Danielle les dernières.
Tout l’honneur était pour toi, en
effet, homme engagé à gauche, déchirant avec le service du
professeur Brachet ta carte du parti communiste à cause de l’affaire
Lyssenko, car, n’est-ce pas, « la pensée ne doit jamais se
soumettre », si ce n’est aux faits eux-mêmes, qui démentaient
Lyssenko.
Tu nous emmenas en Hollande, à La
Haye, te spécialisant dans les brevets. Je me suis toujours demandé
ce qu’aurait été notre vie si quelques années plus tard, Solvay et
Cie n’était pas venu te faire une proposition d’embauche qui
t’intéressait… et permettait à Maman de revenir dans sa Belgique
natale. Toi, tu étais né à Hussein Dey, le 20 mars 1919. Petit, en
mon for intérieur, j’écrivais Ucindé. Tu m’avais dit que c’était
dans la banlieue d’Alger. Pied-noir, comme on dit. Trimballé par ton
père, mon grand-père Émile, personnage de roman dont je reparlerai
sûrement à l’occasion, d’Algérie en France, de France au Congo
belge et de là en Belgique, tu avais le rêve banal de repartir un
jour vers ce Midi de la France où se trouvaient les racines de la
famille et quand tu arrivais par là, tu retrouvais l’accent
séculaire que ton père, lui, n’avait jamais réussi à perdre tout
à fait ; tu me parlais de Gallargues et tu me signalais, et
j’étais prié d’en faire autant, cela allait sans dire, que déjà
ton arrière-grand-père, qui portait le prénom de Jules-César,
était « le plus savant du village », ayant eu son
certificat d’études.
À tes funérailles, il y avait un
monde fou. Tu n’avais laissé que de bons souvenirs. Comment te dire,
Papa, que tu m’as d’autant plus manqué que les tempêtes de
l’adolescence étaient calmées depuis peu et que nous entamions une
relation nouvelle ? Je m’étais rendu compte que tu étais
extrêmement fier de tes enfants, moi compris, et j’ai toujours
essayé de ne pas te décevoir par la suite. Comment te dire que
plusieurs engagements de ma vie ont été dictés par la curiosité
de savoir pourquoi cela t’avait intéressé et probablement aussi, le
souci de te prolonger un peu – tout en étant moi, différent
aussi ?
Tu étais exigeant et indulgent. Il n’y
a rien de plus constructeur que cela : l’exigence tirait mais
l’indulgence comprenait les dérapages et l’on repartait.
Toi tu es parti si vite, en quelques
minutes, sans dire au revoir au monde que tu aimais, tu es parti pour
ce néant dont nous sommes issus et où nous retournons, ne laissant
qu’une petite trace qui s’effacera dans quelques générations ;
c’est ton immortalité toute provisoire et un demi-siècle plus tard,
en écrivant ces quelques lignes, je fais ce que je m’étais refusé
à faire à ce moment-là, je pleure tout doucement, moi qui suis
vieux d’une fois et demie ton âge final, et tu me manques encore.